Dans les ouvrages sur le bilinguisme, vous retrouverez certains termes utilisés pour catégoriser les bilingues. Si ces nomenclatures peuvent avoir des bénéfices, certains auteurs, comme François Grosjean, nous mettent en garde sur leurs limites. Dans cet article, je reviens rapidement sur les définitions de ces termes, puis je discute des précautions à prendre avec ces catégorisations, mais aussi des implications que cela peut avoir pour les parents d’enfants bilingues, et les professionnels de l’enfance, notamment en orthophonie.
Catégorisation selon l'âge d'acquisition
- Bilinguisme précoce simultané : un enfant qui est exposé à deux langues avant l’âge de 3 ans, bien souvent dès la naissance. Il s’agit d’une minorité parmi les bilingues (un tiers), selon François Grosjean.
- Bilinguisme précoce consécutif : un enfant qui est exposé à une seconde langue après avoir acquis de bonnes bases dans une première langue. Cela ne fait pas consensus, mais la majorité des chercheurs parlent de l’introduction d’une seconde langue après l’âge de 3 ans.
- Bilinguisme tardif : une personne qui est devenue bilingue après la tendre enfance. L’âge à partir duquel on parle de bilinguisme tardif n’est pas clair selon les chercheurs, on parle souvent de 6-7 ans, mais parfois de 12 ans.
Précautions a prendre avec cette catégorisation
Il s’agit d’une catégorisation artificielle, puisque chaque définition donnée ici peut correspondre à de nombreuses situations différentes.
Lorsque l’on parle d’enfants bilingues simultanés, ou “bilingues de naissance”, il est attendu que l’enfant ait été exposé de façon équitable aux deux langues, mais ceci est rarement possible.
Lucas n’est exposé au français qu’à la maison avec un de ses parents, alors que Hugo y est exposé avec ses deux parents, ainsi qu’à la crèche, mais il est beaucoup moins exposé à l’anglais que ne peut l’être Lucas.
Par ailleurs, ce sont des cases dans lesquelles il est difficile de mettre tous les enfants. Si votre enfant est, comme la mienne, né(e) en pays anglophone de parents francophones : à partir de quand peut-on considérer qu’il(elle) est bilingue simultané(e)?
Emma, 2 ans, vit en Angleterre avec ses parents francophones. Elle va à des ateliers de musique en anglais, et entend l’anglais quand elle accompagne ses parents à l’épicerie. Est-elle en situation de bilinguisme simultané?
De même, on observe des enfants qui n’ont pas été exposés à leur seconde langue avant 3-4 ans, mais ont un profil qui ressemble à un bilingue simultané, et à l’inverse, des enfants qui ont été exposés à la seconde langue vers 2 ans qui ont un profil plus similaire à un bilingue consécutif.
Implications en orthophonie
S’il faut être vigilant avec cette catégorisation, on observe tout de même des différences dans le développement du langage selon l’âge d’exposition aux langues. Ainsi, connaître le fonctionnement d’un enfant bilingue simultané vs consécutif nous aide à mieux comprendre un cas particulier.
Cette catégorisation est intéressante si l’on se pose les bonnes questions : à quel âge l’enfant a-t-il été exposé à la langue évaluée, mais surtout avec quel type d’exposition, à quelle fréquence, dans quels contextes/objectifs?
Catégorisation selon le niveau de compétence
- Bilinguisme équilibré : on parle de bilinguisme équilibré lorsqu’une personne bilingue a le même niveau dans ses deux langues, qu’elle est capable de les utiliser avec la même aisance, la même efficacité, en toutes circonstances.
- Semilinguisme : on parle de semilinguisme lorsqu’une personne bilingue a une maîtrise insuffisante dans ses deux langues. C’est une personne qui a un vocabulaire limité, une grammaire incorrecte, et pour qui parler et exprimer des émotions demandent un effort, et ce, dans les deux langues.
Une catégorisation controversée
C’est une catégorisation qui est très controversée et dont on n’a plus l’utilité aujourd’hui.
Il est très rare qu’une personne ait une compétence identique dans ses deux langues pour parler, lire et écrire, en toutes circonstances. Les bilingues utilisent leurs langues avec des objectifs distincts : le français pour la famille, l’anglais pour la communauté, le français et l’anglais pour l’école, par exemple.
Le terme de semilinguisme a plutôt été utilisé pour décourager le bilinguisme. S’il existe une déficience dans les langues, elle n’est probablement pas liée directement au bilinguisme.
Il est un cas où l’on peut voir apparaitre un semilinguisme passager : si l’enfant cesse de pratiquer sa langue maternelle pour apprendre la langue, il va alors perdre des acquis dans sa langue maternelle par manque de pratique, sans maîtriser sa seconde langue qu’il est en train d’apprendre. Pour éviter cela, et pour parvenir au bilinguisme, il faut donc continuer de développer la langue maternelle.
- Bilinguisme passif : capacité de comprendre (et parfois de lire) une seconde langue, sans être capable de la parler (et de l’écrire).
- Bilinguisme actif : capacité de comprendre et parler deux langues, et éventuellement lire et écrire dans les deux langues.
Précautions à prendre avec cette catégorisation
Au-delà du fait que le terme “passif” n’est pas adapté, puisque la compréhension n’est pas passive, cette catégorisation fige une situation qui ne l’est pas nécessairement. Il est tout à fait possible d’avoir un bilinguisme “passif”, qui évolue vers un bilinguisme actif par la suite. Ne vous découragez pas si votre enfant ne parle pas votre langue malgré vos efforts, il est plus facile de passer du bilinguisme “passif” au bilinguisme actif que du monolinguisme au bilinguisme actif.
Catégorisation selon la dynamique des langues
- Bilinguisme additif : dans cette situation, l’enfant acquiert sa seconde langue sans que cela interfère avec sa première langue. La langue maternelle devient un élément positif pour l’apprentissage de la seconde langue. L’enfant peut ainsi acquérir les deux langues de façon harmonieuse et profiter des avantages cognitifs, culturels et linguistiques du bilinguisme.
- Bilinguisme soustractif : dans cette situation, l’inverse se passe, au lieu d’additionner les deux langues, on soustrait la langue maternelle au profit de la seconde langue. La langue maternelle est affectée par l’apprentissage de la langue majoritaire, et l’enfant perd les bénéfices cognitifs du bilinguisme.
Précautions à prendre avec cette catégorisation
Avoir conscience de cette dynamique, c’est comprendre comment donner les meilleures chances d’atteindre un bilinguisme le plus équilibré possible pour son enfant.
Cependant, cette dichotomie pourrait avoir tendance à décourager des parents qui ne se trouvent pas dans la situation idéale pour proposer une situation de bilinguisme additif. Peut-être n’avez-vous pas accès à une scolarité bilingue, ou que votre langue minoritaire n’est pas du tout valorisée dans la communauté où vous vivez. En réalité, il n’existe pas un seul et unique chemin pour parvenir au bilinguisme, il existe d’autres façons de transmettre votre langue en la valorisant. Quel que soit le contexte, votre enfant bilingue bénéficiera d’avantages cognitifs.
Vous trouverez aussi parfois les termes de bilinguisme composé ou coordonné, mais ces termes ne sont actuellement plus validés par les études sur le bilinguisme (cf article dans la bibliographie).
Comme le dit très justement Agathe Tupula Kabola, “le développement des langues diffère d’un enfant bilingue à l’autre et il y a autant de bilinguismes que de sujets bilingues”. C’est pour cette raison qu’il est à la fois difficile de proposer une catégorisation des bilingues, et nécessaire de les différencier. Il faut donc utiliser cette catégorisation comme une réflexion, avec souplesse.
Pour en savoir plus
- Site de Barbara Abdelilah-Bauer
- François Grosjean – Parler plusieurs langues, le monde des bilingues, 2015 (p149-153)
- Agathe Tupula Kabola – Le bilinguisme, un atout dans son jeu, 2016
Karl C. Diller – “Compound” and “Coordinate” Bilingualism: A Conceptual Artifact, 1970