En tant que parents, nous comparons beaucoup nos enfants : à leur fratrie, aux neveux/nièces, aux enfants à l’extérieur, etc. C’est plus fort que nous, nous voulons voir si notre enfant se développe en même temps que les autres. Lorsque nous sommes parents d’un enfant bilingue, nous nous rassurons quand ce dernier dit moins de mots que son camarade, qui ne parle qu’une langue : “il n’avance pas aussi vite, c’est normal, il doit apprendre deux langues!”.
Les enfants bilingues ont-ils effectivement besoin de plus de temps pour développer leur langage, ou bien cela est-il une idée reçue?
Le mythe des limites du cerveau
Le bilinguisme a longtemps été vu comme une source de confusion, qui interférait avec la réussite scolaire. Aujourd’hui, les avantages du bilinguisme sont assez bien reconnus, et pourtant, cette idée d’un développement du langage plus tardif chez les enfants bilingues persiste. Il n’est pas rare d’entendre un parent, voire même un professionnel de la santé, expliquer un décalage avec les autres enfants par le bilinguisme. Si Axel n’a que 10 mots, alors que son cousin Paul, qui vit en France dans une famille monolingue, en a déjà plus de 60, c’est parce qu’Axel doit apprendre deux langues, il a donc besoin de plus de temps.
Si on estime que les enfants bilingues sont plus lents à développer le langage que leurs pairs monolingues, on suppose qu’apprendre deux langues simultanément n’est pas inné, et que cela représente même un coût supplémentaire pour le cerveau.
Nous savons aujourd’hui que l’acquisition du langage commence in utero. Une étude a notamment démontré que les bébés bilingues étaient capables de discriminer deux langues romanes appartenant au même groupe rythmique (catalan et espagnol) dès l’age de 4 mois et demi (Bosch & Sebastiàn-Gallés, 2001). Par ailleurs, il a été prouvé que tous les bébés sont capables de reconnaître les sons qui ne sont pas présents dans leur langue maternelle, mais se spécialisent dans la(les) langue(s) auxquelles ils sont exposés entre 6 et 12 mois. Les enfants bilingues se spécialisent dans leurs deux langues au même moment où les enfants monolingues se spécialisent dans leur langue. Ces observations nous montrent que les bébés ont en réalité la capacité innée d’apprendre deux langues simultanément.
Le même rythme de développement du langage
Partout dans le monde, les bébés développent leur langage au même rythme, quelle que soit la langue parlée. C’est donc sans surprise que les recherches montrent également que les enfants bilingues développent leur langage au même rythme que les enfants monolingues, du moins pour les premiers jalons du développement.
- Le babillage a fait l’objet d’une étude longitudinale, avec des enfants monolingues et bilingues espagnol-anglais à Miami (Oller et al., 1997), qui a conclu que l’émergence du babillage chez les enfants bilingues est identique à celle des monolingues. Maneva et Genesee (2002) sont arrivés à une conclusion identique en étudiant des bébés bilingues français-anglais.
- Les premiers mots sont également produits au même âge que pour les enfants monolingues, c’est-à-dire vers 12-13 mois en moyenne (Genesee, 2003; Patterson & Pearson, 2004). Par ailleurs, la répartition des différentes natures de mots est également identique si on compare des enfants bilingues avec des enfants monolingues du même âge, ou possédant un vocabulaire de taille similaire.
- Les premières combinaisons de mots (premières phrases) ne font pas exception : des études longitudinales avec des enfants bilingues espagnol-anglais et français-anglais ont mis en évidence que leur émergence se produit, chez les enfants bilingues, sur la même période que pour les enfants monolingues, c’est-à-dire entre 18 et 24 mois (Padilla & Liebman, 1975; Paradis & Genesee, 1996). Des études plus récentes ont également confirmé cela : les enfants bilingues produisent leurs premières phrases en même temps que les monolingues dans leurs deux langues, ou au moins dans une de leurs langues.
Selon une étude de Zurer et Pearson, les enfants sont tous intelligibles vers le même âge, mais les enfants bilingues peuvent l’être dans une seule de leur langue dans un premier temps. L’enfant bilingue peut donner le sentiment d’être plus tardif à parler, car nous ne savons pas toujours quelle langue il utilise : si nous nous attendons à entendre un mot français alors que l’enfant utilise un mot en anglais, nous pourrions avoir le sentiment qu’il n’a pas dit un vrai mot.
Qu’en est-il des enfants qui sont exposés à plus de deux langues? Si les études avec des enfants trilingues sont encore rares, le développement de ces derniers est très similaire aux enfants bilingues. La maîtrise de plusieurs langues pourrait être un challenge plus grand que pour les enfants bilingues dans la suite de leur développement, mais le plurilinguisme ne peut pas expliquer un retard de langage.
Les enfants ne sont pas identiques
Vous avez peut-être pourtant observé un enfant, voire des enfants, comme Axel évoqué précédemment : un enfant bilingue qui a moins de mots que son cousin monolingue. Axel et Paul ont tous les deux 18 mois et ont un vocabulaire respectif de 10 et 60 mots. La tentation est grande d’expliquer ce décalage par le bilinguisme d’Axel.
Malgré l’écart qui existe entre ces deux enfants, ils suivent tous les deux un développement du langage normal. Si un enfant monolingue est dans la moyenne basse, on aura tendance à dire qu’il prend son temps, développe d’autres capacités, ou encore qu’il suit le chemin de sa mère qui n’a pas parlé tôt. Lorsque c’est un enfant bilingue qui est plus lent a parler, on a tendance à incriminer (à tort) le bilinguisme. Précédemment, je disais que les enfants bilingues suivent le même rythme de développement que les monolingues, cela veut également dire que, comme les monolingues, il existe des différences de rythme entre les enfants. Si vous avez beaucoup d’enfants bilingues dans votre entourage, il y a de grandes chances que vous ayez aussi observé un enfant bilingue, comme Paul, qui avait de nombreux mots à l’âge de 18 mois.
Des différences perçues comme un retard
Bien que le développement du langage chez l’enfant ne soit pas retardé par rapport à l’enfant monolingue, il existe des particularités, qui sont parfois perçues comme un retard.
La première différence que l’on peut observer concerne le vocabulaire. Reprenons l’exemple d’Axel qui a un vocabulaire de 10 mots. Ces 10 mots sont produits en français, mais il produit également 22 mots en anglais. Devrait-on compter un total de 32 mots? Pas tout à fait. Nous allons compter les mots en terme de “concepts”. Axel utilise le mot “chat”, mais il utilise également le mot “cat” : nous ne comptons qu’un seul mot pour le concept du chat. Nous allons donc comptabiliser les concepts connus en prenant en compte les deux langues de l’enfant, ce qui donnerait un total de 25 mots pour Axel. Si on ne compte les mots produits que dans une seule langue, les enfants bilingues peuvent donner le sentiment d’être plus lents dans le développement de leur lexique. En combinant les mots des deux langues, on s’aperçoit qu’ils ont autant de mots, voire plus, que les enfants monolingues.
Selon le contexte de bilinguisme, les enfants peuvent parfois donner le sentiment de retard dans une de leurs langues. Axel, qui vit dans une famille bilingue, a plus de mots en anglais qu’en français. Alice, qui vit dans une famille francophone, a 45 mots en français, et seulement 5 en anglais. Pourrait-on considérer que ces enfants ont un “retard” dans une de leurs langues? Il ne s’agit pas d’un retard de langage, auquel cas nous l’observerions dans les deux langues. Des études réalisées à Miami et Edmonton, avec des enfants bilingues, ont montré que la réduction du vocabulaire dans une langue donnée a tendance à diminuer, voire disparaître, d’ici la fin de l’école primaire selon le temps d’exposition aux deux langues.
En ce qui concerne le développement du langage au-delà des premiers jalons, la recherche doit encore approfondir la question. Certaines études ne voient pas de différences avec les monolingues, alors que d’autres trouvent que les bilingues sont un peu en retard. Si l’on observe plus en détails ces études, on s’aperçoit que ces divergences dans les résultats s’expliquent probablement par les variations de temps d’exposition aux langues, et de la complexité de ce qui est étudié au niveau de la morphosyntaxe.
Le bilinguisme ne cause donc pas de retard de langage, mais il ne protège pas non plus l’enfant d’un éventuel retard de langage. Comme le développement du langage est similaire aux enfants monolingues, on s’attend à trouver le même pourcentage d’enfants présentant un retard ou un trouble parmi les enfants bilingues. Si Pierre, 2 ans, ne dit que quelques mots, toutes langues confondues, ce n’est pas a cause de son bilinguisme : il faut donc contacter un professionnel, comme on le ferait avec un enfant monolingue. Par ailleurs, si on évaluait le langage d’Axel avec des normes françaises, ses capacités seraient largement sous-estimées et on pourrait alors conclure, a tort, à un retard de langage. Il est donc important de bien connaître les particularités du développement du langage chez l’enfant bilingue; c’est pourquoi d’autres articles feront suite à celui-ci pour détailler toutes ces différences.
Pour en savoir plus
- Raising a bilingual child – Zurer et Pearson, 2008 [chap 7]
- Dual Language Development & Disorders: A Handbook on Bilingualism & Second Language Learning, Second Edition – Johanne Paradis, Fred Genesee, Martha Crago, 2010 [chap 4]
- Le défi des enfants bilingues – Barbara Abdelilah-Bauer, 2015 [p 39-46]
- L’Enfant bilingue: De la petite enfance à l’école – Ranka Bijeljac-Babic, 2017